Postface de Jeanine Munyeshuli-Barbé (159.93 Ko)
En février 2010, peu après la publication par le Wall Street journal Europe de Rwanda’s genocide : the Untold story je me suis entretenue avec la journaliste Anne Jolis. Son article avait été écrit en direct des lieux des massacres et il me paraissait important de comprendre pourquoi le Wall Street Journal, avait osé publier cette histoire. Le récit n’est pas banal. Il relate l’enquête de Serge Farnel sur l’implication directe de soldats français dans un des épisodes les plus effroyables du génocide des Tutsi rwandais de 1994 : la grande attaque du 13 mai 1994 à Bisesero. Anne Jolis est formelle : « Oui, personnellement, j’affirme être à 99% certaine que les 13 et 14 mai 1994 au Rwanda, il y avait bien des Blancs qui parlaient français, en uniforme « tâche-tâche » et qui tiraient sur des civils tutsi. Oui, je n’ai quasiment aucun doute sur ce point. J’en ai la quasi-certitude, quand bien même je ne les ai pas vus de mes yeux. »
Je fais partie d’une poignée d’individus qui ont eu le privilège de recevoir en primeur les éléments nouveaux de l’enquête de Serge Farnel sur le 13 mai à Bisesero. J’ai été profondément bouleversée par les témoignages qu’il rapportait. Mais, comme beaucoup de Rwandais, l’engagement direct des militaires français dans le génocide des Tutsi est une éventualité que je n’avais jamais écartée.
Au printemps 1994, le génocide a emporté une grande partie des miens. Et avec eux, une partie des idéaux d’une jeune fille de presque vingt ans à l’époque. Comment concevoir que je pouvais être la cible d’une haine féroce et aveugle, pour la simple raison d’être née Tutsi ?
Comment accepter que la Terre n’ait pas cessé de tourner alors qu’étaient cruellement tués dix mille Tutsi par jour ? Mis à part ceux traqués nuit et jour au Rwanda, la quasi-totalité de l’humanité a continué à vaquer à ses occupations comme à l’ordinaire. Pire encore, le génocide des miens aurait pu prendre fin plus tôt, probablement en mai 1994 si des soldats français n’étaient venus diriger et mener les opérations génocidaires à Bisesero.
Comment accepter cela ?
Bisesero demeurera dans l’histoire du Rwanda et de l’humanité, un haut lieu de la résistance au génocide. Les témoignages rapportés par Serge Farnel s’inscrivent dans la lignée de ceux rapportés par l’organisation African Rights.
Ils nous offrent la preuve implacable que sans la participation directe des militaires français aux massacres de civils Tutsi, qui étaient rabattus comme du gibier, l’Histoire aurait pu être toute autre.
Oui, l’Histoire aurait pu être toute autre.
Nous le savions déjà pour ce qui était de la formation des génocidaires rwandais encadrés par des militaires français avant le génocide. Nous le savions pour ce qui est du soutien logistique octroyé par Paris au gouvernement génocidaire (étrange coïncidence à la mi-mai 1994 également).
Nous le savions aussi pour ce qui est de l’exfiltration des génocidaires vers la République démocratique du Congo (RDC). L’opération Turquoise a exporté le génocide en RDC et ses conséquences déstabilisent encore le Rwanda et toute la région. Nous nous trouvons-là face à un crime d’une ampleur phénoménale. Un crime caractérisé par vingt longues années d’immunité et de soutien offerts aux génocidaires noirs et blancs.
Nous savions également que la France était un havre de paix pour les présumés génocidaires de haut-rang, placés au dessus des lois de la République.
Ce que nous ne savions pas avec certitude, c’est qu’il y avait des militaires français aux commandes du génocide à Bisesero. A la mi-mai, les génocidaires y étaient en échec. Sans l’engagement militaire français dans le génocide, l’hécatombe humaine aurait pu être limitée. Cela est vertigineux à entendre, et pour certains, à concevoir.
En 2002, alors qu’il reçoit son prix Nobel, ces mots de l’écrivain et rescapé de la Shoah Imre Kertész me touchent en plein coeur : « Le problème d’Auschwitz, dit-il, n’est pas de savoir s’il faut tirer un trait dessus ou non, si nous devons en garder la mémoire ou plutôt le jeter dans le tiroir approprié de l’Histoire, s’il faut ériger des monuments aux millions de victimes et quel doit être ce monument. Le véritable problème d’Auschwitz est qu’il ait eu lieu, et avec la meilleure ou la plus méchante volonté du monde, nous ne pouvons rien y changer. »
Au Rwanda, en 1994, le génocide des Tutsi a bel et bien eu lieu. Et nombreux sont ceux qui souhaiteraient tirer un trait sur ce crime prétendument sans importance et rwando-rwandais. Ce sont les mêmes qui entretiennent l’idée qu’éventuellement, le génocide n’a pas eu lieu. Ils ne l’affirment pas toujours aussi grossièrement. Ils y consacrent des pavés diffamatoires, racistes et mensongers. La justice française les blanchit, et la République leur accorde tous les honneurs.
Au Rwanda, en 1994, le génocide des Tutsi a été rendu possible grâce au concours actif non pas d’un, mais de deux Etats criminels : le régime rwandais raciste de l’époque et l’Etat français.
Alors que le Rwanda a déjà jugé plus d’un million de ses citoyens impliqués dans le génocide, au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), la justice à millions piétine. Et pour cause ? La France est membre permanent du conseil de sécurité de l’ONU. L’organe même qui a institué le TPIR, qui en nomme les procureurs comme les juges. Dès lors comment s’étonner de la clémence du juge espagnol Méron ou du fait qu’à ce jour aucun militaire français n’y a été poursuivi ? Ironie du calendrier, alors que j’écris ces lignes, un militaire rwandais est dans le box des accusés à Paris. Il y est bien seul... Mais, pour reprendre Kertész, avec la meilleure ou la plus méchante volonté du monde, un jour La Nuit Rwandaise prendra fin.
A cet égard, le livre que vous tenez entre les mains est historique.
Sa forme peut paraître surprenante : c’est une traversée du génocide à Bisesero depuis le premier jour jusqu’au dernier. Seulement voilà, cette histoire n’est pas une fiction, et au fur et mesure de la lecture, les sources se recoupent, le puzzle se met en place. Un modus operandi des opérations militaires françaises se dégage.
Le ghetto de Varsovie et Auschwitz ont existé. Seuls quelques rares allumés remettent cela en question.
A contrario, rares sont ceux qui savent ce qui s’est réellement passé à Bisesero.
A Bisesero – comme ailleurs dans le pays - le génocide des Tutsi a été pensé et méthodiquement exécuté. Il ne doit pas rester inconcevable. Nous – êtres humains dotés d’une conscience – devons tout mettre en oeuvre pour en faciliter la compréhension.
Sans cette compréhension, c’est la consécration du règne de l’impunité et la répétition garantie du génocide.
Le monde entier porte une responsabilité dans le génocide des Tutsi de 1994 au Rwanda. Outre la complicité de certains pays, l’indifférence et l’apathie des consciences individuelles - vous et moi - ont apporté une validation morale, voire un encouragement aux forces génocidaires.
Aujourd’hui, dans un contexte de manipulation médiatique permanente et de sous-information de l’opinion internationale, cette même apathie fait le lit de la négation du génocide des Tutsi de 1994. C’est en quelque sorte, la prolongation du génocide.
Enfin, je saisis l’honneur qui m’est donné d’écrire ces lignes pour saluer le courage de Serge Farnel, de son éditeur et co-enquêteur Bruno Boudiguet, de Michel Sitbon dont la conscience –toujours en éveil– est rarissime. Sans l’opiniâtreté d’hommes de leur trempe, ce livre n’existerait pas.
Il en faut du courage pour se tenir droit dans un monde qui ne tourne pas rond.
Il faut aussi, je crois, de l’humilité pour s’ouvrir à des faits nouveaux remettant en question ce que l’on croit savoir. Si cela peut vous donner du courage, pensez aux Basesero rescapés qui ont confié leurs témoignages à Serge Farnel. Ce sont de vrais héros de l’Histoire contemporaine.
Je vous invite à ne pas les abandonner une énième fois. La lecture de ce livre nous engage tous.
Jeanine Munyeshuli Barbé