Réponse au texte de Morel sur Serge Farnel
Le point du vue du magazine Golias: Rwandarevelationsturquoisegolias18avril2013 1 (716.14 Ko)
Jacques Morel publie sur internet un texte de 25 pages. On pourrait presque dire qu’il s’agit d’une double bonne nouvelle : premièrement, Morel a, un an et demi après sa sortie, enfin lu le livre de Serge Farnel : mieux vaut tard que jamais. Deuxièmement, nous voilà ’’rassurés’’ car la critique, aussi virulente soit-elle dans la forme, n’est constituée qu’à partir d’arguments sans consistance :
les attaques ad hominem qui n’apportent rien au débat et visent à flatter la paresse des personnes qui préfèrent s’en tenir à la réputation de quelqu’un plutôt qu’à l’étude du dossier.
les confusions en tout genre dues notamment à une méconnaissance totale de la topographie des lieux. Par exemple sur le 12 mai, l’itinéraire des Jeeps des Blancs est très simple pour celui qui connaît Bisesero (partant de Mubuga, il s’agit tout bonnement d’une traversée de Bisesero par son unique route, et ce jusqu’à Ruhuha). Mais Jacques Morel s’emmêle les pinceaux en voulant y voir un itinéraire « très compliqué », dès lors peu crédible selon lui, alors que les Français, après avoir leurré les Tutsi à Mumubuga, ne font là que se rendre par l’unique route du coin vers l’endroit où se trouvent les Interahamwe de Ruhuha, ce pour préparer avec eux l’attaque du lendemain. Ou encore, évoquant deux rescapés qui ont pu voir des Blancs le 12 mai, soit la veille du massacre, se réunir avec des miliciens à Ruhuha : « On ne peut pas voir la colline de Ruhuha depuis la colline de Gitwa ». Certes, si ce n’est que les deux témoins auxquels fait référence Eric et qui parlent de Ruhuha, ne sont pas sur la colline de Gitwa, mais sur celle de Muyira, d’où l’on peut voir Ruhuha. (cf. chapitre sur le 12 mai du livre de Serge Farnel p.52)
l’hypercritique des témoignages : alors que Jacques Morel devrait savoir qu’aucun témoignage sur le génocide ne peut être précis à 100%, il va s’acharner sur un détail insignifiant pour tenter d’en invalider l’entièreté. Il y a des dizaines de paramètres dans chaque témoignage. On ne peut pas invalider ce que dit un témoin s’il commet une petite erreur, ou si on pense trouver une ou deux incohérences dans le discours. Il ne peut pas y avoir de témoignage parfait, vu les conditions extrêmes du 13 mai. Pinailler et ne pas relever tant d’éléments qui rendent crédible un témoin, c’est au minimum de l’amateurisme, et au pire de la mauvaise foi ajoutée à un comportement irresponsable et digne de nos ennemis habituels.
l’incrédulité étonnante de Morel sur la présence d’armes lourdes le 13 mai, alors que n’importe quel rescapé du 13 mai peut en témoigner (bien sûr à leur manière, n’étant pas des militaires). Même au TPIR, on en a parlé. Il devrait par ailleurs savoir que, s’agissant des massacres de masse de 1994, l’usage des armes lourdes fut une constante dans tout le Rwanda (Gikongoro, Kibuye, Karongi-Gitwa...)
les accusations infondées sur la manière qu’a Serge Farnel de poser les questions, prétendument de manière directive en influençant les témoins ou en y induisant les réponses. Il affirme par exemple que Serge Farnel « fournit la réponse dans sa question » lorsqu’il demande à Esther : « cet endroit où nous sommes est un endroit où était qui précisément le 12 mai 1994 ? » Le livre indique pourtant clairement qu’il s’agit là de la reconstitution d’un témoignage recueilli pendant près d’une heure auprès de ce même témoin, la date du 12 mai ayant déjà à cette occasion été évoquée par Esther. Le livre de Serge Farnel étant en ligne et 500 pages d’interview y étant consignées, j’invite tout le monde à lire les témoignages pour se rendre compte que ces interviews se déroulent tout à fait normalement, le rythme des questions-réponses étant quant à lui souvent similaire à celui des audiences du TPIR. Voir par ailleurs la page 155 de ce livre consacrée à la méthodologie. Dire enfin que des accusations d’une telle gravité de la part des rescapés seraient influencées par la manière de poser les questions lors d’une interview, c’est à la limite prendre les rescapés pour des imbéciles.
le procès très exagéré des interviews groupées lors des vérifications et reconstitutions sur le terrain par Serge Farnel, en présence de la journaliste Anne Jolis. Les interviews individuelles faites l’année précédente avait permis à Serge Farnel de saisir le déroulement global des activités des Blancs les 12 et 13 mai. Bien sûr, on pourrait penser qu’il eût été idéal d’interroger en solo les 29 témoins présents dans le livre. Mais c’eût été un casse-tête logistique et un gouffre financier. J’ai pu interroger en individuel certains de ceux qui avaient témoigné lors d’interviews groupées. Il n’y a pas d’incohérences dans leur discours d’aujourd’hui par rapport à celui d’il y a trois ans. On pourrait même retourner l’argument de Morel : alors que l’interview groupée, en direct, peut avoir sa part de spontanéité (et sachant qu’un aucun témoin n’a répété comme un perroquet les témoignages précédents mais plutôt apporté des éléments supplémentaires ou énoncé un discours original), imaginons qu’il ait fallu faire toutes les interviews séparément, cela prendrait deux ou trois jours au lieu d’une matinée, et les gens auraient le temps de raconter leur récit aux autres en aparté. Il n’y a donc pas de méthode miracle pour faire une enquête de ce type. Il est par ailleurs complètement faux de dire que « pendant deux jours, les témoins, qu’ils soient tueurs ou rescapés, vont répondre à ces questions devant la caméra et en présence de tous les autres témoins. » Une reconstitution prend une heure à peine. Aucune des reconstitutions ne s’est faite en deux jours, comme se plaît à le répéter Morel en dépit de la réponse qu’on lui a déjà apportée, puisque les témoins sont justement groupées pour gagner du temps. En ce qui concerne la photo parue dans le Wall street journal avec laquelle Morel fait son miel, où on voit une douzaine de rescapés qui côtoient cinq tueurs alors que la caméra tourne, il suffit de regarder l’ordre des prises de parole (il s’agit de la reconstitution à Nyiramakware/Mumubuga consignée dans le livre de Serge Farnel) pour comprendre que le scénario invoqué par Morel n’existe pas : ce sont deux rescapés qui commencent par parler, ils n’ont donc pas entendu le récit des tueurs avant. Il y a, en plus de ça, de nombreux moments lors des reconstitutions où les bourreaux ne peuvent pas entendre ce que disent les rescapés dont ils sont physiquement séparés et vice versa. Encore une fois, tout est dans le contenu du témoignage.
Les répétitions ad nauseam d’arguments auxquels nous avons déjà répondu 100 fois : Morel ne cesse par exemple de répéter que Serge Farnel verrait dix soldats blancs là où un rescapé lui a dit n’en avoir vu que quatre, feignant de ne pas comprendre que Serge Farnel ne se fie évidemment pas uniquement au témoignage de ce rescapé, mais aussi à celui d’autres témoins. Aussi Morel ne comprend-il pas qu’il est normal que les rescapés aient vu moins de Blancs que les bourreaux. Il est pourtant simple de comprendre que les rescapés courent pour sauver leur peau et qu’ils n’ont pas le temps de s’asseoir tranquillement pour compter les Blancs qui les pourchassent ou leur tirent dessus. Les bourreaux, par contre, ont pu voir et dénombrer ces Blancs qu’ils ont vu tirer, attendant que ceux-ci aient fini pour achever les survivants ou barrer le passage à ceux qui tentaient de s’enfuir. Or cela lui a déjà été répondu, et c’est le minimum de la politesse que de citer les arguments de la partie adverse, a fortiori quand ils ont été exprimés plusieurs fois.
Les arguments fallacieux et pseudo-scientifiques : Morel, pour tenter de prouver que Serge Farnel influencerait les témoins de par ses questions, a cru bon compter le nombre de fois qu’ils prononcent le mot « Blanc » avec Siméon Karamaga, un témoin rescapé amené par Antoine Sebirondo avec qui il était ce 12 mai quand ils virent tous deux des soldats blancs à Bisesero : « L’analyse des fréquences des mots Blancs et Français dévoile jusqu’à la caricature la manipulation de Serge Farnel. Siméon n’utilise qu’une seule fois le mot Blancs et c’est pour le 27 juin. Serge Farnel l’utilise 10 fois. » Ce que Morel omet toutefois de préciser, c’est que Siméon le dit autant de fois que Serge Farnel, si ce n’est qu’il utilise simplement des pronoms, pour ne pas répéter le mot « Blanc » : « j’en ai vu », ou « Je les ai vus se rendre à Ruhuha » Il faut le lire pour le croire : page 613 du livre de Serge Farnel. Ce que cet exemple « dévoile jusqu’à la caricature », ce n’est donc que la tentative grotesque de Morel de tromper l’opinion. De plus, il voudrait décrédibiliser le travail de Serge Farnel en faisant croire qu’il pose des questions trop orientées, ce qu’il tente de faire en mettant en exergue la question suivante de Serge Farnel : « Quand est-ce que vous avez vu des Français pour la première fois à Bisesero ? » On ne voit pas comment poser la question autrement. D’ailleurs Morel pose la question à Gudelieve, dans les mêmes termes (!).
Le fait que Morel tente de faire croire à ses interlocuteurs que Serge Farnel confondrait le 12 mai et le 27 juin (opération Turquoise), qu’il ne tenterait pas de vérifier si les propos de ses témoins ne seraient pas en fait le récit de la période Turquoise, est une accusation parfaitement infondée quand on sait que Serge Farnel a travaillé dans les moindres détails sur l’opération Turquoise à Bisesero (cf. son article sur Duval dans LNR 7). Certes y a-t-il des similitudes entre les deux événements : il s’agit de promesses de sauvetage en trompe-l’œil, par l’entremise du guide-milicien Twagirayezu, suivi par un massacre le lendemain. C’est d’ailleurs le schéma qui s’applique depuis le début du génocide de 1994 partout au Rwanda ! Mais la comparaison s’arrête là. Les différences sont innombrables : nombre de survivants aux dates respectives (50 000 ou 2000), le nombre de véhicules, le nombre de Rwandais présents dans le convoi, les horaires des attaques (en journée pour le 13 mai, et quasi 24h/24 le 28 juin), etc. Sans compter que la plupart des témoins eux-mêmes font clairement la distinction entre les deux événements. Serge Farnel parle de cette problématique en long et en large dans son livre. J’ai moi-même établi une longue liste de différences entre les deux dates pour le cas du paysan-tueur Jean Ngarambe. Enfin, dans les interviews, nous avons pris soin de vérifier si chaque témoin ne confondait pas les deux dates. Nous sommes convaincus que cette confusion des dates est rarissime.
Et puis il y a tous ses raisonnements farfelus auxquels on ne sait trop quoi lui répondre tant ils sont, disons, étranges. C’est le cas lorsqu’il s’étonne que les tueurs aient plus de connaissance de la manœuvre génocidaire que les rescapés qui la subissent. C’est le cas lorsqu’il peine à comprendre que ce sont les tueurs, et non les rescapés, qui sont en général en mesure de préciser la nationalité des Blancs avec qui ils « travaillent » ce 13 mai. C’est également le cas lorsqu’il considère que « l’absence de réaction des militaires français devant les accusations de Serge Farnel » peut être due au fait « qu’ils savent pertinemment que celles-ci sont fausses. » C’est le cas enfin lorsque se demandant « comment pourrait-on être mieux informé à Paris que les survivants à ces trois mois d’horreurs ? », il semble penser que moi et Serge Farnel aurions interrogé nos témoins sur la butte Montmartre. Rappelons, à tout fin utile, que les rushes des deux enquêtes autour de la question du 13 mai avoisinent la centaine d’heures d’interview réalisée dans la préfecture rwandaise de Kibuye !
On se lasse par ailleurs de devoir lui expliquer ce que le livre décrit sans ambiguïté. Ainsi pense-t-il que Serge Farnel confond la date du 13 mai avec celle du 28 juin lors de son entretien avec un témoin prénommé Semi, sans comprendre ce que livre indique pourtant clairement, à savoir que cet entretien est dans la stricte continuité de celui qu’il vient d’avoir sur le 13 mai avec cette même personne quelques minutes plus tôt, le temps seulement pour eux de changer d’endroit. Ainsi pense-t-il également qu’un témoin prénommé Antoine « s’embrouille » quand le livre consigne au contraire que c’est le traducteur qui a, sur l’instant, mal traduit une phrase de son témoignage.
Il y a ensuite les mensonges de Morel pour faire croire par exemple que Serge Farnel aurait construit un « scénario » entre ses deux voyages, écrivant une première fois ne pas avoir été informé par Serge Farnel avant son deuxième voyage de ce que les Français tiraient sur les Tutsi le 13 mai 1994, écrivant une seconde fois le contraire, si bien que ces deux écrits aujourd’hui le confondent dans son intention de manipulation. Il y a son mensonge consistant à dire qu’il se serait abstenu de s’exprimer publiquement sur le 13 mai quand il le fait depuis plusieurs années par le biais de son livre en ligne. Il y a le mensonge selon lequel Serge Farnel prétendrait « avoir recueilli des preuves ». Il y a celui selon lequel « il aurait fait espérer que la participation à ses interviews permettrait d’obtenir de l’argent ». Il y a celui consistant à faire dire à l’assistant de Serge Farnel que ses témoins « mentaient pour être tranquilles », ce même assistant qui travaille désormais avec moi dans la poursuite de cette enquête ! Il ment lorsqu’il prétend que Serge Farnel aurait dit avoir « recueilli le témoignage d’un « vieux » qui ne cadrait pas avec les autres témoignages sur la présence de Français lors de l’attaque du 13 mai à Bisesero », et qu’il aurait « attribué ce désaccord aux troubles de mémoire dont serait atteinte selon lui cette personne. » Il s’agit de Siméon Karamaga qui s’était contenté de s’excuser, en raison de son âge, d’hésiter quant à la date du 12 mai à laquelle il a vu des soldats blancs, ce alors qu’il était avec Antoine Sebirondo, se souvenant en revanche parfaitement que la grande attaque qui décima près de 90% des Abaseseros eut elle lieu le lendemain. Morel ment une fois encore au sujet de Siméon lorsqu’il écrit que Serge Farnel « parle 2 fois de Français, Siméon pas une seule fois », précisant ce qui suit en légende d’un tableau : « Fréquence des mots Blancs et Français dans l’entretien de Serge Farnel avec Siméon Karamaga à propos des 12 et 13 mai », ce tandis que les deux fois où Serge Farnel parle de Français, c’est pour évoquer ceux de Turquoise !
Morel commet des fautes quand il prétend qu’Adrien Harolimana, un témoin rescapé, aurait dit à Serge Farnel avoir vu des Français tirer le 13 mai sur les Tutsi pour l’avoir entendu dire d’Interahamwe de Mubuga. Adrien n’a en effet jamais dit à Serge Farnel avoir vu des Blancs tirer le 13 mai, mais seulement avoir vu des Blancs en reconnaissance le 12 mai ! On ne peut dès lors que douter de cette phrase d’Adrien d’autant qu’il n’a pas ménagé ses efforts pour apporter de nouveaux éléments à l’enquête que j’ai poursuivie il y a quelques semaines. En réalité, les quelques témoins que j’ai pu interroger, soit disant « rétractés » selon Éric et Morel, ont tous confirmé ce qu’ils avaient dit à Serge Farnel.
Et puis il y a ses accusations de « mise en scène », le metteur en scène étant, selon l’humeur de Morel, parfois Serge Farnel parfois un autre.
Morel se fait enfin psychiatre en tentant de disqualifier psychologiquement les rescapés dont le témoignage ne lui convient pas, considérant qu’ils sont « traumatisés ». A suivre sa logique, ceux dont les témoignages lui conviennent, ne le seraient donc pas, eux.
Tous ces propos inlassablement répétés en dépit de toute évidence, visant ceux qui lui font confiance et lisent en diagonale ces argumentaires, ne semblent avoir pour but que de salir une enquête qui le gêne ouvertement : ne nous a-t-il pas dit que si ce que Serge Farnel disait était vrai, son livre de 1500 pages serait alors à jeter à la poubelle ? Ce raisonnement excessif – on ne voit pas en quoi ça annulerait son travail - est révélateur d’un véritable malaise sur le degré de l’accusation et la nature de la participation de la République dans le crime des crimes.
Cherche-t-il systématiquement à nuire à toute révélation sur la participation directe ou est-il aveuglé par l’aversion confinant à la pathologie qu’il a envers Serge Farnel ? Accuser Serge Farnel de comparer les tueurs de 1994 aux rescapés de la Shoah, tout ça parce qu’il a écrit qu’à force de rejeter les témoignages sur la présence des Blancs le 13 mai à Bisesero, les témoins (dont il n’a pas cru bon préciser qu’il parlait alors des rescapés, tant cela allait de soi) allaient, comme le firent les rescapés de la Shoah pour les camps, ne plus vouloir en parler, est d’une perversion inouïe.
Le fait que Jacques Morel ait écrit un ouvrage volumineux sur la question de l’implication de la France dans le génocide perpétré à l’encontre des Tutsi lui confère une certaine forme d’autorité en la matière, autorité qu’il décide aujourd’hui malheureusement d’utiliser comme argument susceptible d’empêcher que l’on entende ce qu’ont à nous dire les survivants de l’ultime résistance au dernier génocide du vingtième siècle.
Bruno Boudiguet, juin 2013