Questions-réponses
Qui a commandité cette enquête ?
Personne. Ce sont les circonstances qui m’ont mis sur la piste d’une enquête. Ma démarche initiale est tout à fait personnelle. Elle a consisté à aller recueillir quelques témoignages dont je ne m’attendais nullement à ce qu’ils m’amènent à poursuivre ce travail tout au long des trois années qui allaient suivre.
Les génocidaires sont-ils les premiers à vous avoir parlé de cette présence de soldats blancs à la mi-mai à Bisesero ?
Non. Ce sont des rescapés qui m’ont, pour la première fois, évoqué cette présence. Ce n’est que plus tard qu’un premier génocidaire m’en fera également part.
Pensez-vous que les anciens génocidaires pourraient avoir tenté de diluer leur responsabilité dans ce massacre en inventant la participation de soldats blancs à ce dernier ?
Je ne vois pas l’intérêt qu’ils auraient eu à le faire alors qu’ils avaient déjà effectué leur peine de prison. Et encore une fois, ce ne sont pas eux qui m’ont mis sur cette piste.
Ne craignez-vous pas que cela participe tout de même à minimiser la responsabilité de ces milliers de tueurs rwandais qui ont activement participé à ce massacre ?
Un rescapé de Bisesero a répondu à cette question à sa façon en me parlant des soldats blancs qui y ont participé : « Est-ce que je peux les innocenter d’actes de tueries étant donné qu’ils étaient avec des militaires et beaucoup, beaucoup, beaucoup d’autres ? » Autrement dit, la question peut se poser dans les deux sens. Il faut comprendre qu’aussi bien la présence des génocidaires blancs que rwandais était nécessaire à l’accomplissement de ce massacre en ce qu’ils se sont parfaitement synchronisés sur le terrain. Nous n’avons pas à nous soucier de considérations autres que celles consistant à établir la vérité une et indivisible.
Des rescapés vous ont-ils dit ne pas avoir vu de soldats blancs le 13 mai à Bisesero ?
Oui. Convenons toutefois que le fait que certains n’en ont pas vu ne saurait invalider le témoignage de ceux qui en ont vu. C’est en tout cas le raisonnement qui prévaut aux conclusions du Tribunal pénal international pour le Rwanda dans le procès de Mikaeli Muhimana, dit Mika, lorsque les juges eurent à considérer le témoignage d’une personne disant ne pas avoir vu ce dernier. Ils firent alors observer que « des milliers d’assaillants, déployés sur une vaste aire géographique, avaient participé auxdites attaques », ajoutant qu’ « il s’ensuit que le fait que ces témoins n’aient ni vu Mika ni entendu parler de sa participation aux attaques perpétrées n’emporte pas nécessairement qu’il n’y ait pas pris part. » Cette argumentation vaut d’ailleurs, d’une façon générale, pour toute personne tentant d’invalider le témoignage d’une autre en s’appuyant sur le fait qu’elle n’a, elle, pas vu ce que dit avoir vu cette dernière.
Pourquoi avez-vous tenu à ce qu’une journaliste d’un grand journal américain vous accompagne au cours de la deuxième partie de votre enquête ?
Pour qu’une personne engageant la responsabilité d’un grand média international soit garante des conditions dans lesquelles s’est déroulée cette enquête. N’oublions pas que ce n’est pas moins que le journal économique le plus vendu au monde qu’elle engage ainsi.
Quelle est la proportion d’entretiens individuels dans la première partie de votre enquête ?
La première partie de mon enquête n’est constituée que d’entretiens ou de reconstitutions individuels, hormis une ou deux confrontations de témoins. Pour être exact, la seule fois où j’ai procédé à une interview collective au cours de cette première partie d’enquête, c’est lorsque nous avons croisé, par hasard, des Abasesero [habitants de Bisesero] sur notre chemin. Il s’agissait de la dernière journée, alors que nous nous rendions à l’endroit des reconstitutions avec les témoins que j’avais interrogés en tête à tête quelques jours auparavant. J’avais alors obtenu qu’un interprète professionnel remplace le présent interprète.
Pourquoi avez-vous changé d’interprète ?
Je voulais capter, à l’occasion de cette première reconstitution sur le terrain, une traduction plus professionnelle que ce que nous avions capté jusqu’à présent. Il faut dire que le premier interprète était le caméraman du colloque au cours duquel j’étais intervenu. Le nouvel interprète s’est intégré à l’équipe alors que celle-ci et moi-même avions, depuis une bonne semaine déjà, découvert la participation de soldats blancs au génocide du 13 mai à Bisesero. C’est ce même interprète professionnel qui assurera également la traduction des entretiens de la deuxième partie de l’enquête, lorsque je reviendrai au Rwanda dix mois plus tard avec la journaliste américaine. Il a en tout traduit aussi bien des entretiens individuels de rescapés et d’anciens génocidaires racontant par le détail la participation de soldats blancs au génocide du 13 mai que des reconstitutions, pour certaines collectives. Ceux qui, comme lui, n’ont pas participé avec mon équipe au processus de la découverte que nous avons faite n’ont pas, jusqu’à présent, pu bénéficier d’une bonne image d’ensemble de cette enquête.
Pouvez-vous expliquer aujourd’hui comment ces reconstitutions se sont organisées ?
Je suis parvenu à obtenir de nouveaux noms de témoins de proche en proche. Ainsi, lorsqu’au cours d’un entretien individuel, un témoin me parlait d’une scène particulière, je ne manquais pas, en général, de lui demander si quelqu’un d’autre, qui serait encore vivant, avait vécu cette scène. Des reconstitutions se sont ainsi faites notamment avec des personnes amenées par des témoins préalablement interrogés par mes soins. De Paris, j’ai organisé mon retour au Rwanda en demandant à un Rwandais en charge d’une partie de la logistique de contacter ces témoins, afin de constituer le calendrier de mes futurs entretiens. Quand je suis revenu au Rwanda, nous n’avons fait en somme que suivre scrupuleusement ce plan. La parution de ce livre devrait enfin permettre à ceux qui désirent légitimement comprendre l’ensemble de ce processus de découvrir les parties de l’enquête qui leur manquent.
Les reconstitutions sur le terrain ont-elles toutes été collectives ?
Non. Toutes les reconstitutions de la première partie de l’enquête ont été individuelles. Celles de la deuxième partie de l’enquête ont été en partie collectives, en partie individuelles. Quand elles étaient collectives, un certain nombre de témoins ont parlé à l’écart des autres, notamment quand j’ai recueilli leur témoignage après qu’ils se furent placés à des endroits précis de la reconstitution.
Est-il arrivé qu’une même reconstitution collective s’effectue sur plusieurs jours ?
Aucune reconstitution d’un même événement ne s’est étalée sur plusieurs jours.
Pourquoi faire des reconstitutions collectives ? Ne craignez-vous pas que des témoins aient pu s’influencer les uns les autres ?
Les reconstitutions collectives ont constitué le terme d’un long processus engagé plusieurs mois auparavant, après donc que de nombreux témoignages eurent préalablement été recueillis de façon individuelle, et m’eurent ouvert la piste de la présence de soldats blancs les 12 et 13 mai 1994 à Bisesero. Autrement dit, l’histoire était déjà solidement établie avant même que ne débutent ces quelques reconstitutions collectives. Ces dernières se sont contentées de la préciser. Une des raisons qui m’a conduit à procéder à quelques reconstitutions collectives à la fin de la deuxième partie de l’enquête est que les reconstitutions se faisant dans les collines, il était compliqué de gérer l’attente des uns et des autres, notamment qu’il pleut beaucoup dans cette région à cette époque de l’année. Certaines interviews sur le terrain se sont ainsi faites sous une pluie battante. Une autre raison est que les questionnements individuels impliquent et du temps et de l’argent (logistique, transcription, vérification de traduction …). La troisième raison est que je trouvais au contraire intéressant que les uns puissent rebondir sur les explications des autres afin de les préciser. Cela permet souvent de comprendre des choses qu’un témoin seul ne parviendrait pas aussi bien à expliquer. Le caractère collectif de certaines reconstitutions ont en outre permis que certains anciens génocidaires, constatant que leurs collègues prenaient l’initiative de dévoiler certaines choses, décident de dévoiler à leur tour ce qu’ils avaient, pour leur part, caché jusque-là. En ce sens, on peut effectivement parler d’influence positive d’un témoin sur un autre.
Y a-t-il eu échange d’argent avec les témoins ?
Je m’en suis tenu à leur rembourser leurs frais de déplacement, sur présentation de leur titre de transport. J’avais bien fait savoir que ce serait le seul échange d’argent susceptible d’y avoir avec les témoins.
Pourquoi avoir mis tant de temps entre les premières révélations parues dans la presse en 2010 et ce jour pour rendre publiques les retranscriptions de ces témoignages ? Ne pensez-vous pas que cela a pu contribuer à nourrir certains doutes ?
J’ai mis beaucoup de temps à disposer d’une numérisation exploitable des interviews de la deuxième partie de mon enquête, des mois s’étant écoulés sans que je puisse commencer le travail. A compter de la disposition de ces nouvelles numérisations, a commencé un labeur long et fastidieux. J’en profite pour remercier tous ceux qui m’ont aidé dans cette tache, et sans lesquels rien n’aurait été possible. Il s’est d’abord agi de retranscrire les interviews par écrit. Ces retranscriptions écrites ont ensuite été envoyées à sept Rwandaises répartie dans différents pays (Rwanda, Suisse, Etats-Unis …), chacune de ces retranscriptions étant accompagnée de la bande son correspondant à l’entretien dont il s’agissait de repérer les erreurs ou omissions de la traduction à la volée. La réalisation de la retranscription écrite de plus de cinq cent pages d’entretien, puis de la vérification mot à mot de la traduction du kinyarwanda, a été une entreprise conséquente qu’il n’a pas été possible de réaliser en peu de temps. Mon isolement nécessaire aussi bien à l’organisation de ce travail, qu’à l’analyse de ce corpus au regard des enquêtes existantes, qu’enfin à l’écriture de l’ouvrage aujourd’hui disponible, a probablement participé à alimenter des doutes sur l’enquête, voire toute sorte de fantasmes à mon endroit. C’est pourquoi il était plus que temps de présenter aussi bien les retranscriptions écrites de mon enquête que sa méthodologie, ce que je peux enfin faire par le biais de ce livre. Le reste ne m’appartient pas. Je me tiens par ailleurs disponible auprès de tous ceux qui, journaliste ou non, désireraient s’entretenir avec moi afin de me poser toutes les questions qu’ils jugeraient utiles de me poser sur cette enquête.
Comment se fier à la parole de l’enquêteur ?
La seule parole qui compte est celle des témoins.
Peut-on se fier à la parole de témoins dont on peut imaginer qu’ils sont tout de même traumatisés par ce qu’ils ont vécu ?
Pour la plupart du temps, on peut s’y fier. Absolument. C’est à l’enquêteur de savoir faire le tri. Mais le problème vient plus, selon moi, de la difficulté pour le témoin à se repérer dans le temps qu’à un éventuel traumatisme. Beaucoup de rescapés sont clairs dans leur récit. C’est à l’enquêteur d’être méthodique afin d’être certain de la date à laquelle font référence les scènes qu’ils décrivent. Quant aux génocidaires, la question du traumatisme ne se pose pas de la même manière qu’avec les rescapés, on l’aura compris. Ayons bien conscience que disqualifier a priori les témoignages des rescapés au prétexte qu’ils seraient traumatisés, c’est permettre qu’on applique un tel raisonnement aux témoignages des rescapés des camps de la mort nazi.
Pensez-vous que des témoins ont pu se tromper de date en parlant de la mi-mai, alors qu’ils voulaient parler de la fin juin, c’est-à-dire de l’époque à laquelle fut déployée l’opération Turquoise ?
Si ceux qui témoignent de la participation active de Blancs au génocide se sont trompés de date, cela voudrait dire que des soldats blancs leur auraient tiré dessus pendant l’opération Turquoise, ce qui ne me semble pas moins grave.
Il m’est arrivé de ne pas retenir un témoignage, non que j’étais convaincu que le témoin se trompait de date, mais parce que j’étais moi-même dans l’incapacité de lever le doute.
Voici d’ailleurs quelques-unes des méthodes que j’ai utilisées afin de lever ce doute :
Profiter du témoignage d’une autre personne présente avec le premier témoin au cours de l’événement qu’a décrit ce dernier, le nouveau témoin étant, quant à lui, capable, sans équivoque, d’en préciser la date.
Faire en sorte d’obtenir des témoins qu’ils séparent distinctement les deux dates, certains affirmant par exemple que le 27 juin - date à partir de laquelle ils aperçoivent les soldats de Turquoise -, ils ont en mémoire ces soldats blancs qu’ils ont vu un mois et demi plus tôt dans la région. Il convient de noter que certains témoins séparent spontanément et très clairement ces deux dates.
S’enquérir de savoir si les Tutsi pouvaient alors encore bien se défendre contre leurs assaillants. On sait en effet que ce ne sera plus le cas après le 13 mai, date à partir de laquelle ils se contenteront de se cacher.
Prendre note des noms de collines qu’ils évoquent lorsqu’ils décrivent les assauts génocidaires qui s’y sont déroulées. Les grandes attaques qui eurent notamment lieu sur les collines de Gititi, de Kagari et de Nyiramakware ne sauraient a priori concerner que l’assaut génocidaire du 13 mai.
Pensez-vous avoir pu être manipulé ?
C’est impossible, une telle manipulation nécessitant une orchestration bien trop complexe en amont. Une telle manipulation aurait été repérée à un moment ou à un autre au cours des nombreux entretiens individuels qui ont, pour certains, duré deux heures ou plus. Or les témoignages des uns s’emboîtent parfaitement dans les témoignages des autres. Il faut rappeler, par ailleurs, que personne n’était, début avril au Rwanda, au courant de ce projet de recueils de témoignages. Une telle entreprise n’a en effet vu le jour qu’à partir du moment où, discutant avec le caméraman qui filmait nos interventions lors du symposium, je lui suggérai qu’il m’accompagne pour filmer quelques entretiens.
Comment expliquer que les témoins se soient tus pendant quinze ans ?
Les anciens génocidaires se sont confiés à moi alors qu’ils sont maintenant en liberté, après donc qu’ils eurent effectué leur peine de prison. On peut aisément imaginer le risque de représailles qu’ils auraient pris si certains de leurs codétenus avaient lu dans la presse les révélations qu’ils m’ont faites. La peur de témoigner de la part de ceux qui étaient à l’époque encore emprisonnés explique sans doute en partie pourquoi la commission rwandaise, que j’ai accompagnée le 19 décembre 2006 à Bisesero, n’a pu obtenir d’eux ce genre de révélations. Ils effectuaient alors encore leur peine de prison. Pour ce qui concerne les rescapés, l’enquête de la commission rwandaise s’est concentrée sur les journées des 27 au 30 juin 1994.
Les témoins entendus devant le TPIR se sont exprimés dans le cadre de scènes de crime impliquant directement ceux qui sont mis en accusation, c’est-à-dire des Rwandais. Si les comptes-rendus du TPIR ne font pas apparaître que leurs témoins aient évoqué la présence de Blancs à Bisesero le 13 mai 1994, il leur arrive toutefois d’évoquer l’utilisation de lance-roquettes, dont mes propres témoins affirment qu’ils étaient ce 13 mai notamment entre les mains de soldats blancs.
L’association African Rights n’a pu, à l’époque où elle a mené son enquête, bénéficier de témoignages d’anciens tueurs. Ils étaient alors exilés au Zaïre. Pour ce qui concerne les rescapés, j’explique, dans le livre, en quoi je considère que ce sont des simples circonstances qui m’auront permis d’obtenir ce qu’elle n’a pas pu elle-même obtenir. Elle n’en a pas moins, dans son formidable travail d’investigation, fait apparaître de nombreux liens de causalité qui n’étaient pour moi dès lors plus à découvrir.
Certains génocidaires expriment aujourd’hui leurs remords. C’est le cas de Fidèle Simugomwa. Voici ce qu’il dit, le 30 avril 2009 à Mubuga, devant ma caméra : « Jusqu’à présent, ça me fait très mal, profondément. C’est la raison pour laquelle je ne peux pas dissimuler ce qui s’est passé. Encore aujourd’hui ça me fait très mal, parce que parmi ces Tutsi, il y avait mes meilleurs amis. »
Considérez-vous que votre découverte constitue un tournant dans les recherches sur le génocide perpétré à l’encontre des Tutsi du Rwanda ?
Pas plus que d’autres découvertes. Celles d’African Rights, de Cécile Grenier (la première à avoir découvert au cours de ses six mois d’enquête au Rwanda que des Tutsi avaient été jetés d’hélicoptères français pendant Turquoise), de Georges Kapler (revenu de son enquête au Rwanda en disant qu’il ne fallait plus parler de complicité mais bien de participation directe de la France dans ce génocide), de la Commission Mucyo (avec notamment toutes ses précisions sur la formation par les soldats français des milices du génocide), sont autant d’étapes importantes dans l’établissement de cette Histoire de l’implication de la France dans le génocide des Tutsi du Rwanda. Il faut bien comprendre que je me suis nourri de toutes ces enquêtes pour rebondir au moment où l’on m’a mis sur la piste que l’on sait. Ce que les témoins m’ont confié est certes spectaculaire. Mais que nous reste-t-il encore à découvrir ? Je ne fais ici que poser une nouvelle pierre de cet édifice qui s’appelle l’Histoire sur celles posées par ceux qui m’ont précédé.
Pourquoi un point d’interrogation au titre du livre ?
Je n’ai pas à affirmer. J’entends laisser au lecteur la possibilité d’entreprendre le chemin que j’ai moi-même été amené à emprunter. En ce qui me concerne, ce chemin fut un deuil : celui de mon innocence. Un deuil à l’issue duquel on peut certes renaître autre. Cela dépend de chacun. Je n’ai pas, en tout cas, à les priver de ce passage.