Quatre Rwandais, rescapés du génocide perpétré contre les Tutsis au Rwanda, ont décidé de porter plainte contre X en juin prochain. Ces hommes, habitant toujours au Rwanda, accusent des militaires blancs d’avoir participé au massacre de Bisesero, le 13 mai 1994. Bruno Boudiguet, auteur d’un ouvrage complet sur la question*, a présenté mardi matin à Paris cette procédure judiciaire. Entretien.
Par Christelle Monteagudo
Lyon Capitale : Pourquoi, vingt ans après, une plainte contre X s’apprête-t-elle à être déposée en juin prochain par quatre rescapés du massacre de Bisesero ?
Bruno Boudiguet : Les plaignants sont des paysans rwandais qui cultivent des parcelles de terre à Bisesero, ils ont parfois la chance d’avoir une ou deux vaches. Les premiers témoignages du massacre ont été recueillis quinze ans après la date initiale. Je n’ai pas forcément la réponse absolue face à ce délai. Cette décision de porter plainte, en tant que rescapés du génocide, leur appartient. Dans d’autres situations historiques, il a fallu un certain temps pour que la parole puisse se libérer, dans un événement aussi lourd de sens.
Les rescapés avaient aussi à gérer les conditions de survie quotidienne tout de suite après le massacre. Ces gens avaient perdu 90 % de leur famille. Ils étaient dans une situation de santé difficile. Il leur fallait d’abord survivre. Ensuite, peu à peu, le courage est arrivé pour dénoncer leur bourreau inconnu. Les bourreaux rwandais, ils les connaissaient : c’était parfois leur voisin, ou les autorités locales ou nationales. Mais ces Blancs qu’ils ont vus le 13 mai, ils ne les connaissaient pas.
Qu’est-ce qui prouve que ces Blancs sont des Français ?
Les rescapés ne disent pas qu’ils sont sûrs qu’il s’agit de Français. Ils n’ont aucune preuve de la nationalité de ces Blancs. Mais les récits des bourreaux nous ont permis d’avancer sur la question. Ils ont commencé à parler à leur sortie de prison, vers 2008, 2009. La moitié des bourreaux interrogés assurent qu’il s’agissait de Français. Ils disent que les autorités les présentaient comme nos alliés habituels. Certains d’entre eux ont eu leur instruction militaire avec les Français. D’autres ont été miliciens, formés par les Français.
Qu’espèrent-ils de cette procédure judiciaire ?
De manière générale, il ne focalisent pas sur des réparations pécuniaires. Souvent, ils souhaitent que ces gens qui ont commis ces crimes leur demandent pardon. C’est tout simple. Ils veulent que tous leurs bourreaux leur demandent pardon. C’est la première étape : reconnaître le crime et demander pardon. Ils veulent que ces gens dont ils ne connaissent pas l’identité soient retrouvés.
Vous-même, vous avez mené une enquête, recueilli au Rwanda de nombreux témoignages et écrit un ouvrage* sur le massacre de Biserero. Pour vous, des Français ont participé à ce massacre ?
Ma conviction, après 80 témoignages sur la présence de Blancs en tenue militaire est que ces gens-là étaient bien présents. Je n’ai aucun doute : des militaires francophones qui savaient manier des armes de guerre, des canons de 105 et des mortiers, étaient présents. Maintenant, qu’ils soient français, je n’en ai pas la preuve juridique directe. Mais il y a des des faisceaux d’indices qui désignent à la fois des coopérants militaires français et des mercenaires liés au pouvoir français de l’époque : il peut y avoir des coopérants français ou des mercenaires. Par exemple, un témoin précise que l’instructeur en artillerie Gérard Gratade reste au Rwanda au moins jusqu’au 23 mai. C’est lui qui est chargé de rapporter la boîte noire de l’avion du président Habyarimina. Il a d’ailleurs été interrogé par le juge Trévidic.
L’étau se resserre également autour de Paul Barril [l’ancien gendarme de l’Elysée est visé par deux instructions menées actuellement par la justice française]. Il arrive à Goma, au Congo, avec des mercenaires le 6 mai. On a vu le groupe Barril maintes fois avec les hauts responsables du régime génocidaire de l’époque. Un certain nombre croissant d’enquêteurs, aujourd’hui, avancent des témoignages dans ce sens ;
Lors de la commémoration du génocide, cette année, Paul Kagame, l’actuel président du Rwanda, n’a pas hésité à accuser la France d’avoir participé au génocide...
Il y a dix ans, Paul Kagame avait déjà accusé la France d’avoir formé des tueurs, d’avoir fourni des armes. Il les avait accusés de complicité morale. Puis, on a commencé à comprendre qu’il y avait plus que cela : sur le terrain, il y a une certaine libération de la parole. On va de plus en plus loin, on interroge de plus en plus de gens. Et donc on tombe sur des histoires crédibles qui se recoupent d’une région à une autre. C’est vraiment criant de vérité. Kagame n’invente rien et ne fabrique rien. Il ne fait que constater ce que découvrent les enquêteurs sur le terrain.
Et que pensez-vous de la réaction de la France, qui n’a envoyé aucun membre du Gouvernement ?
On est tout simplement dans le déni simple. On nie tout et on fait semblant d’être indigné de ces accusations. Même Manuel Valls a parlé d’accusations fausses et injustes. Plus surprenant, certains éditorialistes de la presse française vont parfois plus loin et jugent ces accusations de participation directe “absurdes”. Malgré tout, avec le procès de Pascal Simbikangwa, la tragédie des génocides des Tutsis commence à entrer dans la conscience collective française, vingt ans après. Et c’est déjà un premier pas.
* Vendredi 13 à Biserero – La question de la participation française dans le génocide des Tutsis rwandais, Aviso Editions, mars 2014.